LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Vsevolod Garchine
(Гаршин Всеволод Михайлович)
1855 – 1888
UNE NUIT
(Ночь)
1880
Traduction d’Émile Durand-Gréville, parue la Revue bleue, 3ème série, t. 4, 1882.
TABLE
La montre posée sur le bureau de travail chantait les deux notes de son tic-tac précipité et monotone ; notes tellement semblables, que l’oreille la plus délicate aurait eu peine à en saisir la différence ; et cependant elles étaient une chanson tout entière pour le jeune homme aux traits pâlis, assis devant la table.
— Cette chanson désolée, se disait-il intérieurement, c’est le temps qui la murmure ; et, s’il la chante avec une si singulière monotonie, c’est peut-être pour me donner une leçon. Il y a trois ans, quatre ans, dix ans, le tic-tac était le même qu’aujourd’hui ; et dans dix ans il sera encore le même, absolument le même.
Le jeune homme pâle jeta sur sa montre un regard troublé et releva aussitôt ses yeux dans la direction où ils regardaient auparavant sans rien voir.
— Ce tic-tac a battu la mesure à toute ma vie passée, avec ses vicissitudes, ses chagrins et ses joies, ses désespoirs et ses enthousiasmes, ses haines et ses amours. Et seulement à présent, au milieu de cette nuit, pendant que tout dort dans cette grande ville et dans cette grande maison, alors que tout bruit s’est éteint, excepté le battement de mon cœur et celui de ma montre, à présent seulement je m’aperçois que ces chagrins, ces joies, ces enthousiasmes, tous les événements de ma vie, enfin, étaient de vaines chimères. Les unes, je les poursuivais sans savoir pourquoi ; sans savoir davantage pourquoi, je fuyais les autres. Je ne savais pas alors que dans la vie une seule chose existe réellement : le temps ; le temps, avec sa régularité inexorable, qui ne se ralentit pas là où le pauvre être humain, vivant dans la minute présente, voudrait s’arrêter un moment, et qui ne s’accélère pas d’une seconde, même quand la réalité est si dure qu’on voudrait la changer en un rêve déjà passé ; le temps, qui ne sait qu’une seule chanson, celle qu’en ce moment j’entends avec une netteté douloureuse.
Il se disait tout cela, et la montre importune, sans relâche, répétait l’éternelle chanson du temps, qui réveillait en lui de nombreux souvenirs.
— C’est étrange !... Je sais bien qu’un certain parfum, ou un objet d’une forme particulière, ou un bout de mélodie fait renaître dans le souvenir toute une scène d’un passé lointain... Une fois, j’étais près d’un mourant ; un joueur d’orgue s’arrêta devant la fenêtre ouverte, et, au moment où le malade, ayant balbutié ses dernières paroles, laissait retomber sa tête et commençait à râler, un motif banal de Martha se fit entendre. Et depuis lors, chaque fois que j’entends ce motif (cela m’arrive assez souvent, car les choses vulgaires ont la vie dure) je revois aussitôt devant mes yeux une tête pâle sur un oreiller tout froissé. Et quand je vois passer un enterrement, j’entends aussitôt l’orgue de Barbarie me jouer à l’oreille le même air banal. Oh ! le vilain cauchemar !... Mais à propos de quoi ai-je pensé à cela ? Ah ! oui, je me demandais pourquoi le tic-tac de ma montre, auquel je devrais être habitué depuis longtemps, ce me semble, me rappelait tant de souvenirs, toute ma vie !
« Souviens-toi, souviens-toi, souviens-toi... »
— Oh, oui ! je me souviens, trop bien même, et de choses dont j’aurais mieux fait de ne pas garder la mémoire ! de choses qui me font grincer des dents, serrer les poings, frapper avec rage sur la table !... Tiens, voilà un coup qui a étouffé le bruit de la montre, qui m’a empêché de l’entendre pendant une seconde, pendant une seule seconde ; après quoi je l’entends de nouveau, insolent, importun, obstiné :
« Souviens-toi, souviens-toi, souviens-toi... »
— Oh ! oui, je me souviens ! Tu n’as besoin de rien me rappeler. Toute ma vie est là, devant moi, comme sur la paume de ma main. Quelque chose de beau, vraiment !
Il prononça ces dernières paroles tout haut, d’une voix déchirée, tant sa gorge était serrée. Il s’imagina repasser sa vie tout entière ; il vit une foule de vilains et sombres tableaux dont il était lui-même le héros ; il se rappela toutes les fanges de sa vie ; il chercha dans son âme sans y trouver un seul coin pur et limpide, et se persuada que son âme ne contenait plus rien que de la boue.
— Non seulement je n’y trouve plus que de la boue, ajouta-t-il ; mais jamais elle n’a contenu autre chose !
Une petite voix timide, qui semblait sortir de quelque lointain recoin de son âme, lui dit :
— Jamais ?... Bien sûr ?
Il n’entendit pas cette voix, ou du moins il fit comme s’il ne l’avait pas entendue, et continua de se torturer.
— J’ai tout repassé dans ma mémoire et je trouve que, vraiment, il n’y a aucun point de départ, aucun endroit où poser le pied pour aller en avant. En avant,... de quel côté est-ce ? Je n’en sais rien ; mais je sais qu’il faut sortir de ce cercle fatal. Je n’ai pas un seul point d’appui dans mon passé, parce que tout y est mensonge et tromperie. Moi aussi, j’ai été menteur et fourbe, et je l’ai été envers moi-même, en fermant les yeux. C’est ainsi que le filou trompe en faisant le riche, en parlant de l’argent qu’il possède quelque part, là-bas, et qu’on doit lui envoyer, en empruntant à droite et à gauche. J’ai emprunté toute ma vie à moi-même. Maintenant l’heure des comptes est venue, et je suis un banqueroutier frauduleux, sciemment.
Il répétait ces mots en lui-même avec une sorte d’étrange volupté. On eût dit qu’il en était fier. Il ne remarquait pas qu’en accusant de mensonge sa vie entière, qu’en se traînant lui-même dans la fange, il commettait justement le pire des mensonges, le mensonge envers soi-même. Car, en réalité, il était loin de se croire tombé si bas. Si quelqu’un lui eût dit seulement la dixième partie de ce qu’il s’était dit à lui-même pendant le cours de cette longue soirée, c’est la rougeur de la colère qui lui aurait monté au visage, et non la honte d’un reproche mérité. Et il aurait bien su que répondre à l’insulteur qui aurait blessé son orgueil, ce même orgueil qu’en ce moment il semblait fouler impitoyablement sous ses pieds.
Était-il bien lui-même ? Il était arrivé à un tel état d’esprit qu’il n’en savait plus rien. Plusieurs voix parlaient dans son âme ; elles disaient des choses différentes, et il était incapable de savoir laquelle appartenait à son moi. L’une, la plus perceptible, le flagellait de phrases claires et même élégantes. La seconde, moins nette, mais entêtée et harcelante, étouffait par moments la première : « Ne te punis pas, disait-elle, à quoi bon ? Sois plutôt fourbe jusqu’à la fin, trompe tout le monde. Montre-toi autre que tu n’es, et tout ira bien ! » Il y avait encore une troisième voix, celle qui lui avait dit : « Jamais ? Bien sûr ? » Mais cette voix parlait timidement, elle était à peine perceptible ; et il ne faisait aucun effort pour l’entendre.
— Tromper tout le monde,.. me montrer autre que je ne suis... Eh quoi, n’est-ce pas là ce que j’ai fait toute ma vie ? Est-ce que je n’ai pas trompé ? Est-ce que je n’ai pas joué un rôle dans la farce commune ?... Et tout est-il « bien allé» ? Le résultat, c’est qu’en ce moment même je me démène comme un acteur, c’est que je me fais autre que je ne suis en réalité. Et encore le sais-je bien, ce que je suis en réalité ? Je me suis trop embrouillé moi-même pour le savoir. Mais n’importe ! Je le sens bien, voilà déjà plusieurs heures de suite que je fais des simagrées, que je me répands en discours piteux auxquels je ne crois pas ; et je fais des phrases même à présent, devant la mort ! Devant la mort ? Y suis-je vraiment ?... Oui, oui, oui ! — s’écria-t-il en appuyant chaque fois son poing avec fureur sur le coin de la table. Il faut sortir de cet écheveau inextricable, à la fin ! Le nœud est si bien mêlé qu’on ne le démêlera pas : il faut le couper. Pourquoi ai-je tardé si longtemps et déchiré mon âme, qui était déjà réduite en charpie ? Pourquoi, une fois décidé, suis-je resté là immobile comme une statue, depuis huit heures jusqu’à présent ?
Il se leva précipitamment pour aller retirer un revolver de la poche de sa pelisse.
Il était, en effet, resté assis à la même place depuis huit heures du soir jusqu’à trois heures du matin.
À sept heures du soir de ce jour qui devait être le dernier de sa vie, il était sorti de chez lui, avait loué un isvochtchik et s’était pelotonné dans le traîneau pour aller à l’autre bout de la ville chez un vieil ami à lui, un docteur qui, il le savait, devait aller ce soir-là au théâtre avec sa femme. Il était sûr de ne pas les trouver à la maison, et ce n’était nullement pour les voir qu’il s’était mis en route. En qualité d’ami intime, on le laisserait certainement entrer dans le cabinet du docteur, et c’était là tout ce qu’il voulait.
— Oui, certainement, on me laissera entrer ; je dirai que j’ai une lettre à écrire. Pourvu que Douniacha n’aille pas se camper devant moi dans le cabinet !... Hé, mon vieux, un peu plus vite ! cria-t-il au cocher.
L’isvochtchik était un vieux petit bonhomme voûté ; son cou décharné, autour duquel s’entortillait un mouchoir de couleur, se perdait dans un collet beaucoup trop large ; ses cheveux, d’un jaune grisonnant, sortaient en boucles d’un immense bonnet fourré. Il excita de la voix son cheval, secoua les rênes et répondit bien vite d’une voix cassée :
— Nous arriverons, petit père, ne vous inquiétez pas, Votre Honneur !... Hue ! hue !... Ah ! le fainéant ! Quel cheval, bon Dieu ! Hue !
Il le cingla d’un coup de knout ; à quoi la bête répondit par un léger mouvement de sa queue.
— Je voudrais bien vous contenter, mais voyez quelle rosse le patron m’a donnée ! Les clients se fâchent, qu’est-ce que je peux y faire ? Et le patron m’a dit : « Tu es vieux », qu’il m’a dit ; « eh bien, la bête aussi ; vous serez bien ensemble », qu’il m’a dit. Et les camarades de rire à s’écorcher le gosier, sans savoir pourquoi. Ils ne comprennent rien, c’est connu.
— Ils ne comprennent rien ? répéta le voyageur, qui pendant ce temps songeait au moyen de renvoyer Douniacha du cabinet.
— Rien, Votre Honneur, rien du tout ! Comment comprendraient-ils ? Ils sont bêtes ; c’est des gamins. Chez notre patron, il n’y a que moi de vieux. Est-ce que c’est permis de se gausser d’un vieillard ? Moi, voilà bientôt quatre-vingts ans que je suis sur la terre, et ils se moquent de moi !... J’ai été soldat vingt-trois ans... Ils sont bêtes, c’est connu... Allons, la vieille ! es-tu gelée ?
Il donna un second coup de knout ; mais, comme le cheval n’avait pas l’air de s’en apercevoir, il ajouta :
— Qu’est-ce que vous voulez y faire ? Elle aussi, voilà bientôt vingt et un ans qu’elle trotte, je crois. Tenez, elle secoue la queue...
Le cadran éclairé d’une horloge placée au coin d’un grand édifice marquait sept heures et demie.
— Ils doivent être déjà partis, se dit le voyageur en pensant au docteur et à sa femme. Mais qui sait ? Peut-être non... Ne le fouette pas, mon vieux, je t’en prie ! Ne va pas si vite : ce n’est pas la peine de se presser.
— Tu as raison, petit père, ce n’est pas la peine, dit le vieillard enchanté. Tout doucettement, ça vaudra mieux. Hue, la vieille !
Ils allèrent quelque temps sans rien dire. Puis le vieillard, s’enhardissant :
— Je voudrais te demander quelque chose, barine, reprit-il tout à coup en tournant vers le voyageur sa figure ridée et ratatinée, à la barbe rare et aux paupières rougies : dis-moi d’où peut tomber une pareille calamité sur l’homme ? Nous avions chez nous un isvochtchik, Ivan, de son nom ; jeune, vingt-cinq ans tout au plus. Et on ne sait pas quelle idée l’a pris, ce garçon : il s’est tué !
— Qui ça ? demanda le voyageur d’une voix étouffée.
— Mais lui, Ivan Sidorof ! Un cocher de chez nous. C’était un joyeux garçon, et bon travailleur, je t’assure. Voilà comment c’est arrivé. C’était un lundi ; nous soupâmes et nous allâmes nous coucher. Et Ivan se coucha sans souper. La tête lui faisait mal, disait-il. Nous nous endormons, et lui, pendant la nuit, se lève et s’en va, sans faire de bruit. Le matin, nous allons pour atteler, et nous le trouvons dans l’écurie, pendu à un clou. Il avait ôté un harnais du clou, l’avait posé par terre, avait attaché une corde... Est-il, Dieu ! possible ! Quelle fantaisie ! Quelle raison pouvait-il avoir pour se pendre ? Comment ça peut-il se faire qu’un isvochtchik se pende ? C’est incompréhensible !
— Pourquoi donc ? demanda le voyageur après avoir toussé pour vaincre son émotion et serré de ses mains tremblantes sa pelisse autour de lui.
— Eh ! mais, des idées pareilles, ça ne lui vient pas, à l’isvochtchik ! Il a une besogne dure, pénible : le matin, avant le jour, il attèle et il se met en route. De la gelée, du froid, ça va sans dire. Se réchauffer à l’auberge, courir après la recette pour rapporter deux roubles vingt-cinq copeks au patron, voilà toute son affaire ; puis rentrer et dormir. On n’a guère le temps de penser. Pour vous autres, barine, c’est une autre affaire, vous le savez bien ; toutes les idées vous passent dans la tête, à cause de la nourriture.
— De quelle nourriture ?
— De la nourriture facile. Le barine se lève de son lit, il met sa robe de chambre, il prend son thé, et le voilà qui se promène dans sa chambre. Il marche, et le péché est tout autour de lui. J’ai vu ça, moi ; je sais ce que je dis. Dans le régiment de Tenghinsk (c’est pendant que je servais au Caucase) il y avait un barine, lieutenant, un prince Vikhlaïef ; j’étais son ordonnance...
— Arrête, arrête ! cria tout à coup le voyageur. Là, tiens, sous le réverbère. Je ferai le reste à pied.
— Comme il le plaira ; à pied, soit. Merci, Votre Honneur.
Le cocher fit tourner son traîneau et disparut dans la tempête de neige qui s’était élevée ; le voyageur continua son chemin, la tête basse... Dix minutes après, il se trouvait au troisième étage d’un escalier de moyenne apparence, devant une porte revêtue de drap vert et ornée d’une plaque de cuivre jaune étincelante de propreté. Il sonna. Quelques moments, qui lui parurent interminables, s’écoulèrent avant qu’on ouvrit la porte. Une stupeur d’oubli l’envahissait ; tout avait disparu, la torture des souvenirs passés et le bavardage de ce vieillard à demi ivre, avec cette étrange coïncidence qui l’avait forcé de finir sa route à pied, et même la résolution qui l’avait amené.
De tout ce que renfermait le monde entier, il ne voyait que cette porte verte aux noirs galons fixés par des clous de cuivre.
— Ah !... c’est vous, Alexis Pétrovitch ?
C’était Douniacha qui, une bougie à la main, venait d’ouvrir la porte.
— Le barine et la barinia viennent justement de sortir ; c’est à peine s’ils ont descendu l’escalier ! Vous ne les avez pas rencontrés ? Comment avez-vous fait ?
— Sortis ? C’est vraiment fâcheux ! dit-il d’une voix si étrange que Douniacha, qui le regardait dans les yeux, eut sur son visage une expression de vague inquiétude. Et moi qui avais besoin de les voir ! Écoutez, Douniacha, laissez-moi entrer une minute dans le cabinet du barine... Voulez-vous ? demanda-t-il d’une voix presque suppliante. Seulement pour écrire un mot... ; c’est une affaire qui...
Il parlait d’un ton persuasif, en la regardant d’un air de prière, sans ôter sa pelisse et sans bouger de place. Douniacha se sentit toute confuse.
— Mais quoi donc, Alexis Pétrovitch ? Est-ce que je vous ai jamais... Ce n’est pas la première fois ! dit-elle d’un air un peu blessé. Entrez, je vous en prie.
— En effet, pensa Alexis Pétrovitch, pourquoi tant d’histoires ? Pourquoi lui ai-je dit tout cela ?... Elle me suit. Il faut la faire sortir. Où pourrais-je bien l’envoyer ? Elle devinera, c’est certain, elle devinera ; elle a même déjà deviné.
Douniacha ne devinait rien du tout, bien qu’elle fût extrêmement surprise de la singulière figure et de l’étrange contenance de son hôte. Restée toute seule dans l’appartement, elle était enchantée de se trouver en présence d’un être vivant, ne fût-ce que pour cinq minutes. Elle posa la bougie sur la table et resta debout sur le seuil de la porte.
— Va-t’en, au nom du ciel, va-t-en, disait en lui-même Alexis Pétrovitch.
Il s’assit devant la table, prit une feuille de papier, et, pendant qu’il se demandait ce qu’il allait écrire, il sentait peser sur lui le regard de Douniacha qui avait l’air de lire dans sa pensée.
« Pierre Nicolaïévitch, écrivit-il en s’arrêtant après chaque mot, je suis venu te voir à propos d’une affaire très importante que... »
— Que..., que..., murmurait-il. Elle ne bougera pas de là !... Douniacha, allez me chercher un verre d’eau, dit-il tout à coup d’un ton haut et bref.
— Tout de suite, Alexis Pétrovitch.
Elle se retourna et sortit.
Aussitôt le visiteur se leva et se dirigea rapidement, sur la pointe des pieds, vers le canapé au-dessus duquel le docteur suspendait le revolver et le sabre qui lui avaient servi pendant la campagne de Turquie ; d’un mouvement adroit et vif, il souleva le couvercle de l’étui, en tira le revolver, qu’il cacha dans la poche de côté de sa pelisse ; puis il prit dans le petit sac fixé à l’étui quelques cartouches et les fourra dans la même poche.
Trois minutes après, il avait bu le verre d’eau apporté par Douniacha, il avait cacheté la lettre non terminée et il était parti pour retourner chez lui. « Il faut en finir, oui, il le faut », se répéta-t-il pendant tout le trajet. Mais, une fois arrivé, il ne se mit pas en mesure d’en finir tout de suite : rentré dans sa chambre, il ferma la porte à clef, se jeta sur un fauteuil sans ôter sa pelisse, regarda une carte photographique, un livre, le dessin du papier de tenture, écouta le tic-tac de sa montre oubliée sur la table, et se mit à songer. Il resta ainsi, sans qu’un seul de ses muscles fit un mouvement, jusque bien avant dans la nuit, jusqu’au moment où nous l’avons trouvé.
Le revolver fut longtemps avant de sortir de l’étroite poche ; puis, quand il eut été déposé sur la table, Alexis Pétrovitch s’aperçut que toutes les cartouches, sauf une seule, étaient tombées dans la doublure par un petit trou. Il ôta sa pelisse. Il allait prendre un couteau pour déchirer la poche et prendre les cartouches ; mais il se ravisa, avec un sourire douloureux qui lui tordait un seul coin de la bouche :
— Pourquoi prendre cette peine ? Une seule suffira.
Oh ! oui, c’est bien assez de ce petit morceau de plomb pour que tout disparaisse, et pour toujours ! Le monde entier disparaîtra : il n’y aura plus ni condoléances, ni amour-propre blessé, ni reproches envers soi-même ; plus de ces gens qui vous détestent et qui font semblant d’être bons et simples, de ces gens que l’on perce d’outre en outre, que l’on méprise et en présence desquels pourtant on cherche à paraître bienveillant et affectueux ! Il n’y aura plus de tromperie envers soi-même, ni envers les autres ! Il n’y aura que la vérité, l’éternelle vérité du néant !
Il entendit le son de sa voix ; car à présent il pensait tout haut. Et ce qu’il disait lui parut hideux,
— Encore !... Tu meurs, tu te tues, et tu ne peux pas même faire cela sans phrases ! À propos de quoi, devant qui poses-tu ? Devant toi-même. Allons, assez, assez, assez !... répétait-il d’une voix éteinte et brisée en essayant d’ouvrir de ses mains tremblantes l’obturateur du revolver, qui résistait et qui céda enfin.
La cartouche, enduite de suif, glissa dans le trou du barillet ; le chien se releva presque de lui-même. Rien ne mettait obstacle à la mort ; le revolver était une arme d’officier, excellente ; la porte était fermée ; personne ne pouvait entrer.
— Allons, Alexis Pétrovitch ! dit-il en serrant fortement la crosse... Et la lettre ? pensa-t-il tout à coup. On ne peut pas mourir sans laisser un petit mot !... Un petit mot, à qui ? Pourquoi faire ? Puisque tout va disparaître, puisqu’il ne restera plus rien ; à quoi bon ?... Oui, c’est vrai. Et pourtant je vais écrire. Il faut bien qu’une fois au moins je dise ma pensée tout entière sans être gêné par personne ni, surtout, par moi-même. Après tout, c’est une occasion rare, très rare, une occasion unique.
Il posa son revolver, prit dans un tiroir un cahier de papier à lettres, essuya plusieurs plumes qui écrivaient mal et déchiraient le papier, gâta quelques feuillets et écrivit enfin :
« Pétersbourg, 28 novembre 187... »
Puis sa main se mit à courir si vite sur le papier, que sa pensée avait peine à suivre les mots et les phrases qu’il écrivait.
Il écrivit qu’il mourait tranquillement, parce qu’il n’avait rien à regretter ; que la vie est un mensonge continu ; que les gens qu’il aimait (si tant est qu’il aimât quelqu’un et qu’il n’en eût pas fait le semblant vis-à-vis de lui-même) n’étaient pas capables de le rattacher à la vie, car ils s’étaient « éventrés » ; ou, pour mieux dire (car on ne s’éventre pas quand on n’a pas de parfum à perdre), ils étaient devenus sans intérêt pour lui depuis qu’il les avait compris, qu’il s’était parfaitement compris lui-même, ayant reconnu qu’en lui rien n’existait, absolument rien, que le mensonge ; que, s’il avait fait quelque chose en sa vie, ce n’était jamais par amour du bien, mais par ostentation ; que, s’il avait évité les actions méchantes et malhonnêtes, ce n’était pas faute de mauvais penchants, mais par une mesquine frayeur du qu’en dira-t-on ; que, néanmoins, il ne se croyait pas plus mauvais que « les autres, qui allaient continuer à mentir jusqu’à la fin de leurs jours » ; qu’il ne leur demandait aucun pardon, et qu’il mourait en les méprisant tout autant que lui-même.
Et une dernière phrase, cruelle, absurde, jaillit de sa plume :
« Adieu, hommes ! adieu, singes sanguinaires et grimaçants ! »
Restait seulement à signer. Mais, quand il eut terminé sa lettre, il sentit qu’il avait chaud ; un flux de sang lui était monté à la tête et battait sous ses tempes inondées de sueur. Ne pensant plus à son revolver, oubliant que, s’il se délivrait de la vie, il serait délivré aussi de la chaleur, il se leva, s’approcha de la fenêtre et ouvrit le vasistas. Un courant de vapeur glacée pénétra par cette ouverture. La neige avait cesse de tomber, le ciel était pur ; de l’autre côté de la rue un jardin revêtu de givre, d’une blancheur éblouissante, brillait sous les rayons de la lune. Quelques étoiles tremblaient au fond du ciel lointain : une d’elles, plus brillante que les autres, étincelait d’un éclat rougeâtre.
— Arcturus, murmura Alexis Pétrovitch. Il y a si longtemps que je n’avais revu Arcturus..., depuis le gymnase, quand je faisais mes études...
Son regard ne pouvait se détacher de cette étoile. Un individu qui se serrait dans un mince paletot passa rapidement en frappant fortement de ses pieds transis les dalles du trottoir ; une voiture fit grincer ses roues sur la neige congelée ; puis vint un traîneau de louage, chargé d’un gros monsieur ; et Alexis Pétrovitch restait toujours là, immobile, comme pétrifié.
— Allons, c’est le moment ! se dit-il enfin.
En parcourant les trois mètres qui séparaient la fenêtre de la table, il eut l’impression qu’il marchait très longtemps. Au moment où il mettait la main sur le revolver, le son régulier d’une cloche, clair, quoique lointain, arriva par le vasistas resté ouvert.
— Une cloche ! dit-il tout surpris.
Et, posant de nouveau le revolver sur la table, il se rassit dans son fauteuil.
— Une cloche ! répéta-t-il. Pourquoi cette cloche ? Sans doute les matines... On va prier... L’église... Ah ! je me souviens... Une chaleur suffocante. Des cierges. Le pauvre vieux pope, le père Michel, officiait d’une voix plaintive et tremblante ; le diacre chantait en faux-bourdon ; j’avais sommeil ; à travers la fenêtre de l’église on voyait l’aube qui commençait à peine à poindre. Mon père, debout près de moi, la tête inclinée, multipliait ses petits signes de croix ; à chaque minute, les paysannes et les paysans entassés derrière nous s’inclinaient jusqu’à terre... Que tout cela est loin !... Si loin, que cela n’a pas l’air de m’être arrivé et qu’il semble que je l’aie vu quelque part ou entendu raconter. Non, non, tout cela a existé, et ce temps était meilleur. Que dis-je, meilleur ? Il était bon ! Si aujourd’hui avait été aussi bon, je n’aurais pas eu besoin d’aller chercher un revolver.
« Finissons-en ! » lui murmura sa pensée. Il regarda le revolver, étendit sa main vers l’arme et la retira aussitôt.
— As-tu peur ? se dit-il... Non, je n’ai pas peur ; ce n’est pas cela. Il n’y a rien d’effrayant là-dedans. Mais pourquoi cette cloche ? Il regarda sa montre.
— Ce sont les matines, sans doute. Les gens vont à l’église ; cela fait du bien à beaucoup d’entre eux. Du moins, on le dit. Moi aussi, d’ailleurs, cela me faisait du bien. J’étais un enfant alors. Puis tout ça est passé, tout ça a disparu, et rien ne m’a plus jamais fait de bien. Voilà la vérité... La vérité ! c’est dans cette minute que tu la trouves !
Et cette minute était là, inévitable. Il tourna lentement la tête et regarda de nouveau le revolver. C’était un grand revolver d’ordonnance, système Smith et Besson[1], jadis noir, mais devenu blanc par places, à la suite de longs frottements dans l’étui du docteur. Il était couché sur la table, la crosse tournée vers Alexis Pétrovitch, qui voyait le bois poli par l’usage, l’anneau pour la courroie, une partie du barillet avec le chien relevé, et le bout du canon dirigé vers le mur.
— La mort est là. Il suffit de le prendre, de le tourner...
La rue était muette : ni piéton, ni voiture dans les environs. Au sein de ce calme, un nouveau tintement de cloche retentit dans le lointain ; les ondes sonores pénétrèrent par le vasistas et arrivèrent jusqu’à Alexis Pétrovitch. Elles parlaient une langue inconnue, mais elles disaient quelque chose de grave, de grand et de solennel. Un tintement succédait à un autre, et, quand le dernier son de la cloche se fut évanoui dans l’espace, Alexis Pétrovitch eut l’impression qu’il avait perdu quelque chose.
La cloche avait fait son œuvre : elle rappelait à cet homme éperdu qu’il existait encore autre chose en dehors de son petit monde étroit, qui l’avait torturé et conduit au suicide. Des souvenirs épars et sans lien, absolument nouveaux pour ainsi dire, refluèrent vers lui comme un flot irrésistible. Pendant le cours de cette nuit, il avait déjà remué beaucoup d’idées et de souvenirs ; il s’était imaginé passer en revue sa vie entière et voir clairement en lui-même. Mais à présent il découvrait tout un autre côté de sa vie, celui-là même dont lui avait parlé la petite voix timide.
« Te souviens-tu quand tu étais petit enfant, quand tu vivais avec ton père dans un petit village obscur et oublié ? Il n’était pas heureux, ton père, et il t’aimait plus que tout au monde. Te souviens-tu des longues soirées d’hiver que vous passiez ensemble, lui avec ses comptes, toi avec ton petit livre ? La chandelle de suif brûlait d’une flamme rougeâtre qui devenait fumeuse peu à peu, quand tu ne pensais pas à prendre les mouchettes. C’était là ta fonction, et tu la remplissais avec tant de gravité qu’à chaque fois ton père levait les yeux de dessus son grand livre de comptes et te regardait avec son sourire accoutumé, triste et caressant. Vos yeux se rencontraient.
« — Regarde, papa, où j’en suis déjà, lui disais-tu en lui montrant, serrées entre deux doigts, toutes les pages que tu avais lues.
« — Lis, mon cher petit, lis ! approuvait le père, en se plongeant de nouveau dans ses comptes.
« Il te permettait de tout lire, car il pensait que l’âme de son cher petit garçon ne prendrait que le bon. Et tu lisais, tu lisais toujours, ne comprenant rien aux dissertations, mais saisissant les images vivement, quoique à ta manière, en enfant. »
— Oui, dans ce temps-là, je prenais les choses comme elles semblaient être. Le rouge était pour moi du rouge, tout simplement, et non pas la réflexion des rayons rouges. Il n’y avait pas alors, pour mes impressions, des moules tout prêts — les idées dans lesquelles l’homme déverse tout ce qu’il a ressenti, sans se demander si le moule est bien celui qui convient, s’il n’a pas quelque fissure. Et, quoi que j’aimasse, je savais que je l’aimais ; il n’y avait pas de doute là-dessus.
Un joli visage moqueur lui jeta un regard et disparut aussitôt.
— Et celle-là ? L’ai-je aimée aussi ? Il faut bien le dire, nous avons assez bien joué au sentiment. En vérité, il me semblait que je parlais et que je pensais sincèrement... Que de souffrances ! Et quand le bonheur vint, il se trouva que ce n’était pas du tout le bonheur ; et si à cette époque-là j’avais eu le pouvoir de dire au temps : « Arrête-toi, ici on est bien », j’aurais été embarrassé de savoir s’il fallait ou non lui donner cet ordre. Et ensuite, bientôt après, il aurait fallu ordonner au temps d’aller plus vite... Mais à quoi bon penser à cela maintenant ? Il faut penser à ce qui a existé, et non à ce qui n’a été qu’une apparence.
Ce qui avait existé était peu de chose : son enfance, rien de plus. Encore n’en restait-il que des lambeaux de souvenirs sans liens, qu’Alexis Pétrovitch se mit à rassembler avidement.
Il se rappelait la petite maisonnette, la chambre dans laquelle il dormait en face de son père, la couverture rouge du lit paternel ; chaque soir, en s’endormant, il la regardait, et il trouvait toujours de nouvelles figures dans ses dessins bizarres : des fleurs, des bêtes féroces, des oiseaux, des visages humains. Il se rappelait les matins, avec l’odeur de la paille qu’on brûlait pour chauffer la maison. Nicolas, le petit domestique, avait déjà apporté dans l’antichambre un monceau de paille qu’il s’efforçait de fourrer à pleines brassées dans le poêle. La paille brûlait avec une flamme claire et gaie, répandant un peu de fumée au parfum acre, mais agréable. Le petit Alexis aurait passé une heure entière devant le poêle ; mais son père l’appelait pour prendre le thé ; après quoi, la leçon commençait. Il ne comprenait rien aux fractions décimales ; son père s’impatientait et faisait tous ses efforts pour les lui faire entrer dans la tête.
— Je ne crois pas que lui non plus, à cette époque, fût très fort là-dessus, pensa Alexis Pétrovitch.
Puis, ce fut l’histoire sainte. Le petit Alexis l’aimait mieux avec ses images merveilleuses, grandioses et fantastiques : Caïn, puis l’histoire de Joseph, les rois, les guerres, les corbeaux qui portaient la nourriture au prophète Élie. Il y avait une image qui représentait cette scène : Élie assis sur une pierre, tenant un grand livre, et deux oiseaux qui volaient vers lui, portant dans leurs becs quelque chose de rond.
« — Regarde, papa : les corbeaux ont apporté du pain à Élie, et notre Vorka nous vole tout ! »
Le corbeau apprivoisé, à qui le petit domestique avait eu l’idée de peindre en rouge les pattes et le bec, sautillait de côté, le long du dossier du canapé et, allongeant le cou, s’efforçait d’arracher un petit cadre de bronze, très brillant, pendu à la muraille. Ce cadre contenait le portrait en miniature d’un jeune homme aux cheveux très lissés sur les tempes, vêtu d’un uniforme vert foncé, avec des épaulettes, un énorme collet rouge et une petite croix à la boutonnière. C’était son propre père, tel qu’il avait été vingt-cinq uns auparavant.
Le corbeau et le portrait passèrent devant ses yeux et disparurent.
— Puis, quelle était cette autre image ? Des étoiles, une caverne, une crèche. Je me rappelle que ce mot crèche me parut absolument nouveau, quoique je connusse très bien les crèches de l’écurie et de l’étable. Mais cette crèche me faisait l’effet d’être quelque chose de tout à fait particulier.
Il apprit le Nouveau Testament, mais non pas dans un gros petit livre à images, comme l’Ancien. Son père lui racontait lui-même l’histoire de Jésus et lisait souvent des pages entières de l’Évangile.
« — Et si quelqu’un vous frappe sur la joue droite, tendez-lui la gauche. Comprends-tu, Alexis ? »
Et le père entamait une longue explication que le petit Alexis n’écoutait pas. Il interrompait brusquement son père.
« — Tu te rappelles, papa, quand l’oncle Dimitri Ivanytch vint nous voir ? Eh bien, ça arriva justement ; il frappa Thomas au visage, et Thomas ne bougea pas, et mon oncle le frappa sur l’autre joue, et Thomas ne bougea pas davantage. Il me fit pitié, et je me mis à pleurer. »
— Oui, dans ce temps-là je pleurais, dit Alexis Pétrovitch qui se leva et commença à se promener de long en large ; dans ce temps-là, je pleurais.
Il fut saisi d’un regret poignant pour ces larmes d’un enfant de six ans, pour ce temps où il pouvait pleurer parce qu’on avait frappé devant lui un être sans défense.
Un air glacé continuait à pénétrer par le vasistas, faisant couler en quelque sorte des tourbillons de vapeur dans la chambre, dont l’atmosphère était déjà devenue froide. Une grande lampe basse, coiffée d’un abat-jour opaque, était posée sur le bureau ; sa flamme claire enfermait dans un cercle de lumière tremblotante le dessus du bureau et un petit fragment du parquet ; tout le reste de la chambre restait dans une demi-obscurité où l’on apercevait vaguement une bibliothèque, un grand canapé, un autre meuble quelconque et un miroir pendu à la muraille. Ce miroir reflétait la table éclairée ; une grande figure qui se mouvait de long en large, faisant huit pas dans un sens et huit en sens inverse, y mettait aussi un reflet fugitif chaque fois qu’elle passait.
Par moments, Alexis Pétrovitch s’arrêtait devant la fenêtre la vapeur condensée glissait sur son visage brûlant, sur son cou, sur sa poitrine découverte. Il grelottait, mais ne sentait aucune fraîcheur.
Il repassait toujours dans sa mémoire des fragments de souvenirs épars, se rappelant des milliers de petits détails où il se perdait sans pouvoir en faire un ensemble de quelque consistance. Il ne savait qu’une chose : c’est que jusqu’à douze ans, âge où son père l’avait mis au gymnase, il avait vécu d’une vie intérieure tout à fait à part, et que ce temps était le meilleur de sa vie.
— Qu’est-ce qui t’attire donc vers cette époque de vie presque inconsciente ? Qu’y avait-il de si bon dans ces années d’enfance ? Un enfant solitaire, avec un homme solitaire, un homme simple, comme tu l’as dit toi-même après sa mort. Oui, tu avais raison, c’était un homme simple. Du premier coup et sans effort, la vie l’avait ployé, brisant en lui tout ce qu’il avait amassé de bon dans sa jeunesse ; mais elle ne lui avait appris rien de mauvais. Il a vécu ainsi toute sa vie, créature faible, avec un amour sans énergie, qu’il déversait presque tout entier sur toi...
Alexis Pétrovitch, pour la première fois depuis de longues aimées, s’apercevait qu’il aimait ce père, malgré son insignifiance. En ce moment il aurait voulu, ne fût-ce que pour une minute, revenir à son enfance, dans son village, dans sa petite maisonnette, et prodiguer des caresses à cet homme battu par la vie, le caresser tout naïvement, comme un petit enfant. Il avait soif de ce pur et simple amour que connaissent seuls les enfants et peut-être quelques rares âmes de jeunes gens, candides, restées intactes.
— Mais réellement est-il impossible de revenir à ce bonheur, à cette certitude que mes paroles et mes pensées sont vraies ? Pendant combien d’années ne l’ai-je pas éprouvé ? Je parlais avec chaleur et, me semblait-il, avec sincérité, et pourtant je sentais toujours au fond de mon âme un ver qui me rongeait ; c’était cette pensée : « Mon ami, dis-moi, tout cela, n’est-ce pas des sornettes que tu contes ? Penses-tu réellement ce que tu dis ? »
Et une phrase encore, évidemment absurde, se formula dans l’esprit d’Alexis Pétrovitch.
— Penses-tu réellement ce que tu penses ?
Elle était absurde, mais il la comprenait.
— Oui, en ce temps-là je pensais réellement ce que je pensais. J’aimais mon père, et je savais que je l’aimais. Par pitié ! que j’éprouve une fois un sentiment naturel et sincère, un sentiment qui ne soit pas étouffé par mon moi ! Il n’y a pas à dire, le monde existe ! Cette cloche me l’a rappelé. Pendant qu’elle sonnait, je me suis rappelé l’église, la foule, la grande masse humaine, la vie réelle. Voilà où il faut aller, en se dégageant de soi-même, et voilà où il faut aimer, aimer comme aiment les petits enfants. Comme les enfants... Mais j’ai vu cela écrit quelque part !...
Il s’approcha de son bureau, ouvrit un des tiroirs et fouilla dedans. Il trouva dans un des recoins un petit livre vert foncé, qu’il avait acheté à une exposition russe comme un curieux spécimen de bon marché. Il le saisit avec joie. Les feuilles de ce livre, imprimées sur deux colonnes en menus caractères, couraient rapidement sous ses doigts ; des mots et des phrases rencontrés se réveillaient dans son souvenir. Il se mit à lire en commençant à la première page, et lut à la file, oubliant la phrase qui lui avait fait chercher le livre. Cette phrase était depuis longtemps connue de lui et depuis longtemps oubliée. Quand il la retrouva, elle le bouleversa par la grandeur de ce qu’elle renfermait en dix mots :
« Si vous ne devenez pas semblables à des petits enfants... »
Il eut le sentiment d’avoir tout compris.
— Sais-je bien tout ce que signifient ces paroles : devenir semblable à un petit enfant ?... Cela signifie : ne pas se mettre en tout à la première place ; arracher de son cœur cette méchante idole, ce monstre au ventre énorme, ce hideux moi, qui ronge l’âme comme un ver et qui demande toujours, toujours une nouvelle nourriture. Mais, ver insatiable, où la prendrais-je, cette nourriture ? Tu as déjà tout dévoré. Toutes mes forces, tout mon temps ont été consacrés à te servir. Je t’ai nourri et je t’ai adoré ; je te haïssais et cependant je t’adorais, t’offrant en sacrifice tout ce que j’avais reçu de bon. Je t’adorais, je t’adorais, je t’adorais !... Et voilà où j’en suis venu !...
Il répétait ces mots en continuant sa promenade, mais cette fois avec une allure lassée, chancelante comme un homme ivre, baissant la tête sur sa poitrine secouée de sanglots, le visage couvert de larmes qu’il n’essuyait pas. Ses pieds refusaient de le porter. Il s’assit, enfoncé dans le coin du canapé, sur le bras duquel il s’accouda, et, laissant tomber dans ses mains sa tête brûlante, il pleura comme un enfant. Cet anéantissement de ses forces dura longtemps, mais il n’éprouvait plus de souffrances. Le bouillonnement d’amertume qui s’était fait en lui s’apaisait ; ses larmes, en coulant, le soulageaient, et il n’avait pas honte de les sentir couler ; si quelqu’un était entré dans sa chambre en ce moment-là, il n’aurait pas essayé de retenir ces larmes qui emportaient la haine avec elles. Il sentait maintenant que l’idole à laquelle il avait sacrifié tant d’années n’avait pas tout dévoré ; que l’amour, que le renoncement de soi-même lui restait encore, et que c’était la peine de vivre pour employer cette dernière réserve. À quoi, à quelle œuvre, il n’en savait rien ; mais en cette minute avait-il besoin de le savoir ? Il se rappelait les chagrins et les souffrances qu’il avait eu l’occasion de voir dans sa vie, les vrais chagrins, les douleurs de la vie réelle, auprès desquelles toutes ses souffrances solitaires étaient bien peu de chose ; et il comprit qu’il devait aller droit à ces douleurs, en prendre sa part, et qu’alors seulement la paix rentrerait dans son âme.
— C’est affreux ; je ne dois plus vivre en moi seul ; il faut, il faut absolument se mêler à la vie universelle, souffrir ou se réjouir, haïr ou aimer, non pas pour ce seul moi qui dévore tout et ne donne rien en échange, mais pour cette vérité commune à tous les hommes, vérité qui existe, quoi que j’en aie dit, et qui parle à notre âme malgré tous les efforts que nous faisons pour l’étouffer. — Oui ! oui ! répétait Alexis Pétrovitch avec une terrible émotion, tout cela est dit dans le petit livre vert, tout cela est dit pour toujours et avec certitude. Il faut se transformer, tuer son moi et le jeter sur les chemins...
— À quoi cela te servira-t-il, fou que tu es ? murmura une voix.
Mais l’autre voix, celle qui était d’abord timide et à peine perceptible, répondit, tonnante :
— Tais-toi ! À quoi cela lui servira-t-il de se détruire lui-même ?
Alexis Pétrovitch bondit sur ses pieds et se redressa de toute sa hauteur. Cet argument le transportait d’allégresse. Jamais aucun succès mondain, aucun amour de femme ne lui avait fait éprouver un pareil sentiment. Cette allégresse, née dans son cœur, en jaillit et se déversa comme une large vague brûlante, coula dans tous ses membres, réchauffa et raviva en un instant son pauvre être engourdi. Des milliers de cloches sonnèrent triomphalement. Un soleil éblouissant s’alluma, éclaira le monde entier et disparut...
La lampe, qui avait brûlé toute la nuit, devenait de plus en plus fumeuse ; elle s’éteignit enfin tout à fait. Mais il ne faisait plus sombre dans l’appartement : le jour commençait ; sa lumière grise et calme pénétrait peu à peu, éclairant vaguement sur la table une arme chargée, une lettre pleine de folles malédictions, et, au milieu de la chambre, un homme endormi dont le visage pâle était empreint d’un bonheur paisible.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave, déposé sur le site de la Bibliothèque le 31 janvier 2012.
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[1] Il s’agit bien entendu de Smith & Wesson ; l’erreur est du traducteur, qui a peut-être trop vite lu la transcription russe « Вессон ». (Note BRS)